LES DIEUX SONT AVIDES.

    Il y a ce soir trois évènements qui me taraudent. Trois faits divers – puisqu’il faut bien les nommer ainsi à défaut d'autres termes – parmi tant d'autres qui parsèment notre monde et le fleurissent de leurs couronnes de deuil. Aucun lien ne les relie, si ce n'est ce sentiment d'injustice qui vous frappe au cœur et vous laisse assommé de déraison et d'incertitude face au devenir de notre humanité. Humanité la mal nommée sans doute, et qui n'a rien de bienveillant envers les hommes.

   Rose, elle s'appelait Rose et l'on a retrouvé son petit cadavre dans un sac flottant sur une rivière près de Tel-Aviv. Cette fleur à peine éclose n'avait que quatre ans, née de l'amour de deux adolescents qui se séparent lorsque la jeune mère devient amoureuse du père de celui qu'elle épousa. Et ce couple sordide – mais l'amour, quel qu'il soit, est-il sordide dans l'extase de la passion première ? – s'est retrouvé incapable de s'occuper de l'enfant dont la mère avait obtenu la garde, partageant son existence avec les deux autres fillettes nées ensuite, à la fois demi-sœurs et tantes. Alors ils la tuèrent, comme on se débarrasse d'un fardeau trop pesant. Afin de bâtir leur univers insouciant, ils immolèrent Rose, démiurges barbares, sur l'autel de leurs amours.
   Comment, mais comment une mère peut-elle agir avec tant de haine alors que d'autres, tant d'autres pleurent leur enfant mort ou se réveillent la nuit dans l'angoisse de ce qui peut survenir ?
   Rose aujourd'hui repose dans la paix d'un petit cimetière près de Paris. Sa mère, incarcérée en Israël, nie son implication dans ce meurtre, rejetant ce crime sur son amant. Quand bien même fut-ce exact, son attitude n'a-t-elle pas contribué au geste insensé de cet homme ? Il n'est qu'à lire ce chantage au suicide décrit dans l'acte d'accusation, ou bien ces pleurs et ces cris, manifestation du rejet de sa fille, pour se persuader que cette mère, agissant ou non, fut en quelque sorte la déesse pour laquelle l'homme sacrifia cette offrande. Le dieu qui accepte ou réclame l'offrande est aussi coupable que celui qui la lui offre.

   Quel est ce Dieu alors qui réclama en présent la vie de cet homme de trente-huit ans, professeur accusé d'avoir frappé un de ses élèves, et qui s'est pendu vendredi ? Est-ce la crainte du déshonneur ? Est-ce la lassitude ? Ou bien encore l'angoisse du futur ? Le mensonge ou la vérité, ces serpents s'échappant des lèvres d'un adolescent, sont-ils la cause du suicide ? Nul ne le saura jamais. Il est parti emportant avec lui le secret de son désespoir.
   Et pourtant le procureur avait agi en homme sensé, refusant de poursuivre, la parole de l'un s'opposant à celle de l'autre, l'acte prétendu s'étant accompli en lieu clos, sans témoins.
   Un autre en revanche s'était érigé en procureur implacable, celui qui, sans émettre un doute, sans rencontrer le professeur, sans chercher d'autres réponses que celles émises par son fils, s'en était allé dès potron-minet déposer plainte. C'est tellement facile et si confortable de poser son fardeau sur les épaules de la maréchaussée, cette gendarmerie bien prompte à mettre en garde à vue au prétexte de découvrir la vérité, sans se préoccuper de savoir si d'autres possibilités existent. C'est tellement facile là encore, et si confortable de bouleverser un homme en le soumettant à la question aux seules affirmations d'un gamin de quinze ans.

   Dans cette société où désormais nul ne souhaite montrer un fragment de courage, se défaussant sur l'autorité à condition que celle-ci n'importune que les autres, abandonnant ses prérogatives parentales sur le corps enseignant à condition que celui-ci n'en use pas, délaissant tout esprit critique pour ne croire que ce qui satisfait à condition de ne pas être contredit, s'enfermant dans son microcosme de peur de la réalité à condition toutefois de n'être pas réveillé, les dieux de la béatitude demandaient un holocauste, ils l'ont une fois de plus obtenu, pantelant au bout d'une corde.
Il eût été tellement plus simple de dialoguer avant, trop simple mais surtout trop contraignant.

   Comme il serait sans doute nécessaire de savoir très exactement ce que vit la famille de cette jeune fonctionnaire roumaine, Cécilia Adina Glodean, travaillant à Strasbourg à la Cour européenne des droits de l'homme.
   Elle a déposé, sur le blog de Serge Portelli, Chronique de l'humanité ordinaire, un très long commentaire réclamant une protection pour elle et sa famille suite aux agissements de l'État roumain et du Conseil de l'Europe.
   Son mari est accusé de désertion alors qu'il était en congé parental ; elle-même serait payée au noir, voire pas du tout depuis septembre 2007 ; sa famille aurait reçu des menaces et des pressions policières ; elle accuse le gouvernement roumain, mais aussi la Cour européenne de vouloir anéantir sa famille et réclame la protection de la France.
Ses paroles sont parfois confuses et peuvent prêter à sourire, mais ce cri ressemble à un cri de détresse. Il ne faudrait pas que demain nous apprenions, dans la rubrique faits divers, qu'une famille fût immolée sur l'autel de l'indifférence.

   Les dieux sont tellement avides.

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