Regard vers le large.


Mon ami n'a pas le moral. Pourtant c'était jour de liesse ce samedi: on fêtait l'arrivée de l'automne dans la résidence médicalisée. Les pensionnaires avaient leurs invités pour le déjeuner. Peu nombreux les invités, à croire qu'elles n'ont plus de famille les petites grand-mères rassemblées à la grande table où une jeune femme leur lisait le bulletin de liaison, qu'elles écoutaient d'ailleurs très distraitement. Les autres attendaient, par petites tables, les plats. Mon ami regardait l'océan par l'immense baie vitrée, pensif, pendant que nous bavardions, son ex-épouse et moi. Parfois il arrêtait l'une des auxiliaires de vie, femmes admirables au dévouement exemplaire, pour réclamer un baiser, qu'elle lui donnait volontiers et dont je m'offusquais qu'il ne me fût également accordé, ce que j'obtenais sans délai avec plaisir et enthousiasme.
Mon ami n'a pas le moral. Vous me direz, se réjouir des feuilles mortes lui qui est encore vert, branche pleine de sève dans un bosquet déclinant, n'incite guère l'esprit à s'élancer vers les cimes de la joie. Mais ce n'était pas tant ce repas d'adieu à l'été que des préoccupations passagères qui malmenaient son optimisme. Mon ami n'avait pas le moral à cause qu'une absence l'inquiétait, celle de la directrice dont il avait apprécié la gentillesse, la présence et l'efficience. Femme à la prestance éloquente, elle oeuvrait depuis six mois, lorsque lundi dernier, pour une raison que nous ignorions, elle fut aimablement remerciée par son directeur régional. Nous savions qu'elle était en période d'essai, venue de Paris pour gérer l'établissement. Six mois parmi ces pensionnaires qui s'attachent à ceux qui les servent comme des religieux à leur chapelet, six mois de labeur intense, de dévouement, de patience pour s'entendre dire, qu'en définitive, rien ne va plus. Alors quoi, faut-il six longs mois pour qu'un dirigeant ne s'aperçoive de l'incapacité de la personne qu'il a recrutée, qu'à la fin du contrat temporaire? C'est à l'évidence la preuve de l'incompétence du supérieur, ou le jeu malsain d'un roulement à bon compte, évitant ainsi la signature d'un contrat définitif. La raison invoquée? Excellente en tout mais ne participait pas aux soins. Dixit le chef, qui a toujours raison, c'est bien connu, interrogé par nous. A chacun son rôle, monsieur le directeur régional, et pour ma part, vous-même qui devriez dès lors montrer l'exemple, si je comprends votre raisonnement, je ne vous ai guère vu participer aux soins lorsque vous étiez là en suppléance, plus souvent sur le pas de la porte, cigarette dans une main et téléphone dans l'autre, costume sombre et cravate comme il se doit. Vous ne pouviez sans doute risquer de les salir en manipulant la serpillière.
Mon ami n'avait donc plus le moral. A scruter quelques autres, il n'était pas le seul. Nous l'avons donc entraîné vers l'odeur du varech et les cris des goélands pour lui faire respirer une bouffée de brise iodée, la jeune animatrice, qui tentait de réveiller le pensionnat après le repas, connaissant mieux le répertoire des années vingt que celui de notre époque, ne captivant pas nos élans artistiques. Ce fut long et laborieux, mais il nous a semblé, au retour de notre promenade, que son mutisme faisait place à de pâles sourires agrémentés de paroles.
Il faut dire que ce samedi le ciel s'inondait du bleu des yeux de Paul Newman pour noyer l'Atlantique où se prélassaient, triangles multicolores, les voiles des bateaux qui partaient doucement vers le large.

Commentaires

Anonyme a dit…
Bonjour Patrick,

C'est sans doute mieux ainsi.
Non pas que je sois fataliste, mais il faut savoir écouter..... même ce qui nous semble injuste au départ.
La place de cette directrice est sûrement ailleurs, où elle sera davantage reconnue. C'est pas bien grave... elle en est plein, la vie, de soucillons (nouveau mot de chez moi... un "mirliflor" de souci, si vous préférez.... je sais, il faut que j'arrête le rhum, ça ne me réussit pas du tout.... Quel rapport avec mirliflor ??? Aucun et c'est ça qui est bien !!!!)
Des bises, en cette fin d'après-midi d'Octobre... C'était ma fête aujourd'hui... (promis, demain, j'arrête !)