Beyrouth et le syndrome de Procuste

 

    Beyrouth en partie détruite, volatilisée, anéantie. Une explosion due au même produit qu’à Toulouse en 2001 dans l’usine AZF. Et sans doute aux mêmes causes. Quand on sait l’onde et les ravages provoqués par la déflagration de 300 tonnes de nitrate d’ammonium, on imagine ce qu’a pu produire la réaction de dix fois plus du même produit. Les morts par dizaines se comptent et se recherchent dans les décombres. Les survivants, à vie resteront traumatisés, blessés profondément, sursautant au moindre bruit s’ils n’ont perdu l’ouïe, s’effrayant du plus banal incident comme autant de victimes d’un bombardement. Des centaines de milliers d’habitants qui ont tout perdu sous le souffle dévastateur pulvérisant les murs des maisons, souvenirs, vêtements, objets du quotidien. Ce n’est pas d’ailleurs par hasard si la comparaison s’est faite avec celui de Hiroshima. 
   Plantu, dans le journal Le Monde, s’en est inspiré en remplaçant, dans le drapeau Libanais, le cèdre par sa projection métaphorique du champignon atomique. 
   À vrai dire son champignon ressemble plus à une amanite phalloïde, mortelle bien plus encore qu’un nuage nucléaire. Mais peu importe. Cela n’a pas plu à une majorité de lecteurs et au-delà. Certains ont insulté le caricaturiste, lui intimant l’ordre de retirer son dessin, l’accusant de récupération morbide ou plus sobrement de mauvais goût. Les imbéciles ! On peut ne pas aimer, on peut même détester, mais est-ce une raison pour vouloir imposer sa propre vision ? 
   Je me demande si cette censure, pratiquée sur les réseaux dits sociaux, qui voudrait qu’à partir du moment où une attitude, une réflexion, un comportement, une pensée déplaît à quelques-uns, celle-ci doit être interdite, rayée, supprimée et – pourquoi pas ? – son auteur atomisé, je me demande donc si cette censure ne relève pas du syndrome de Procuste. 
   Procuste, habitant de l’Attique qui, lorsqu’il recevait un hôte, le couchait dans un lit inverse à sa taille pour lui scier les membres s’ils dépassaient du petit lit ou, au contraire, pour l’étirer en déboîtant ses articulations afin que son corps s’ajustât au grand lit, les tuant ainsi, voulant les uniformiser. Procuste fut tué par Thésée. 
   Quelques autres, tout aussi stupides et souffrant de la même pathologie que Procuste (ou Procruste selon Diodore), invoquent des rumeurs d’attentat pour expliquer le drame de Beyrouth quand les pires accusent l’agriculture intensive, écologistes déconnectés de la réalité, tentant de propager un peu plus la peur en affirmant qu’une addiction au nitrate d’ammonium est un danger public, ou selon les Amis de la Terre une bombe à retardement. 
   Tous font ainsi preuve d’indécence en profitant d’un drame pour imposer leur vision du monde, se souciant bien peu du malheur qui frappe une population, obsédés qu’ils sont par leur marotte, végétant dans leur microcosme. 
   Le nitrate d’ammonium (du dieu Ammon) est un élément chimique stable essentiellement utilisé comme engrais qui aura permis et permet de nourrir une population grandissante en améliorant les rendements des légumineuses à feuilles. Nécessairement entreposé, si les précautions élémentaires ne sont pas prises, il risque d’exploser sous l’action d’une forte chaleur (qui n’a rien à voir avec le changement climatique, chaleur qui doit être supérieure à 170 °C) ou mélangé avec une autre substance. Excellent comburant, il accélère la combustion d’autres produits en feu. Bien évidemment, en association avec du TNT il permet la fabrication de bombes artisanales peu pratiques pour un terroriste muni d’un sac à dos étant donné le volume de nitrate utilisé (l’attentat d’Oklahoma City en 1995 nécessita 2 500 kg de produit, tuant 168 personnes). 
   Le Liban, pour son agriculture, est un gros utilisateur de cet engrais (330 kg à l’hectare, soit deux fois plus que la moyenne mondiale). Il faut donc le stocker, et naturellement les ports deviennent des lieux privilégiés puisque acheminé par bateau depuis les pays de production (la Russie notamment), d’où les tragédies de Texas City en 1947, Brest en 1988, Beyrouth aujourd’hui. 
   Dans nos sociétés contemporaines où le risque n’est plus accepté, dès qu’un incident se produit, et quelle que soit sa nature, la foule en colère réclame, au mieux l’arrêt du produit incriminé, sans savoir si c’est ou non justifié, au pire la tête des responsables, condamnant avant tout jugement, toute enquête. 
   Agissant comme Procuste, coupant ce qui dépasse, rallongeant ce qui manque. Par jalousie, besoin d’uniformisation ou encore par crainte de la différence. Toujours par bêtise. Jamais par compassion avec les victimes, mais en ne pensant qu’à soi, son petit confort, sa douillette quiétude. Son égoïsme.

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