Voyage à Anticyre

 

Gustave Doré – Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer – 1861 – Musée municipal de Bourg-en-Bresse

    La ville d’Anticyre, en Phocide, terre sacrée de la Grèce antique, célèbre autrefois pour l’Hellébore que l’on y cueillait, fut à l’origine d’un dicton : « Avoir besoin d’un voyage à Anticyre. »
   Diable ! Que signifie ? L’hellébore, ou ellébore, sorte de renoncule, avait un pouvoir purgatif, mais plus encore pensait-on la faculté de rendre la leur à ceux qui l’avaient perdue. L’hellébore (du grec Ελλέβορος) avait donc une fonction cathartique étendue en guérissant aussi de la folie. D’où maître aliboron qui signifiait (seule étymologie que je retiendrai) docteur qui administre de l’hellébore avant de glisser par contresens, ou parce que notre plante est inactive, vers notre baudet. De savant le sobriquet signifia quelqu’un qui sait tout et ne fait rien d’utile. Un âne.
   Bref, venons-en à mon propos qui voudrait que certains qui nous gouvernent eussent un urgent besoin d’un voyage à Anticyre pour, comme le disait La Fontaine dans le Lièvre et la Tortue, « Ma commère, il vous faut purger avec quatre grains d’ellébore. » Les décisions qui sont prises devenant ineptes. Et surtout, surtout, déglinguent, détraquent les esprits, particulièrement ceux peu formés d’une jeunesse qui se devrait être insouciante.
   Figurez-vous que pour ces fêtes, ma petite fille âgée de seize ans prévoyant de festoyer avec quelques amis, s’inquiétait de voir la police débarquer intempestivement et de verbaliser tout le monde en pénétrant le lieu de perversion où neuf enfants, au lieu des six préconisés par les aliborons du ministère, boiraient du sauternes entre deux jets de serpentins en cette nuit de nouvel an.
   Nous eûmes beau vouloir la rassurer, son père et moi, rien n’y fit. Elle demeura convaincue, comme les autres lurons de sa bande, que maréchaussée ou autres keufs avaient tous les droits pour leur glisser les mains dans le chapelet et les conduire manu militari en calèche.
   Nous ne le répéterons jamais assez, la police n’a pas tous les droits et particulièrement celui de pénétrer chez les gens, de jour et non la nuit, sans commission rogatoire. Même après dénonciation de voisins bilieux pour tapage nocturne. Il ne s’agit en rien de terrorisme, mais d’une interdiction temporaire et stupide de ne réveillonner qu’en comité restreint, puis de dormir sur place. Par conséquent nous lui conseillâmes, qu’ils soient six, neuf ou soixante, peu importe, dans un souci de salut public d’envoyer paître ces gardiens de la paix si d’aventure ils pointaient leurs mufles suspicieux sur le devant de leur porte en graillonnant comme des covidés.
   Il est quand même impensable qu’à force de discours angoissants, de bourrage de crâne, de lavage de cerveaux, on puisse transformer une jeunesse pleine d’idéal, d’entrain, de joie de vivre, en serpillière craintive d’un avenir qu’on lessive à grand renfort de prédictions dantesques.
   Le chemin de la vie est semé d’embûches, de dangers, d’obstacles. Les virus, bactéries et autres pathogènes en font partie. Les flics aussi. Le propre de la jeunesse est d’en faire fi. Si à seize ans la crainte doit guider les actions, qu’en sera-t-il à l’âge mûr ? Nos sociétés œuvrent pour un avenir radieux, lisse, à la chinoise, de clones anxieux, pusillanimes, terrés dans l’étroitesse de leurs cavernes, approuvant toutes les impostures.
   Fourier déclarait que « Le recours à la contrainte est précaire et dénote toujours un manque de génie », mot sensé qu’Alain aimait répéter.
   Nos gouvernants ? Des ânes, vous dis-je, qui auraient bien besoin d’un voyage à Anticyre pour y suçoter des grains d’hellébore. Au moins ça leur purgerait les entrailles à défaut de l’encéphale.

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