Lecteur de sensibilité

Bibi Fricotin et Razibus

    Savez-vous ce qu’est un sensitivity reader ? Invention contemporaine d’une censure douce, un lecteur de sensibilité, selon la traduction littérale, ou mieux pompeusement dénommé démineur éditorial, est un personnage chargé de relire des textes et de les expurger de tout ce qui pourrait être choquant ou offensant en proposant un texte alternatif pour ne pas heurter les oreilles sensibles ou les regards prudes. L’insipide en credo. En fait rien n’a été inventé. Ce n’est guère, sous un nom un peu barbare, que reprendre ce que se permettaient les jésuites jadis vis-à-vis des auteurs latins. Et les sacrilèges que commettaient quelques traducteurs d’œuvres jugées trop osées, déplacées ou susceptibles de pervertir les lecteurs. Ainsi, par exemple, la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland où il oublie volontairement certains passages qu’il juge contraire à la morale ou la décence (il n’empêche que ce recueil de contes eut le succès que nous savons).

    Donc le sensitivity reader d’aujourd’hui, espèce en voie de développement, a la lourde charge de juger ce qui est bon ou mauvais dans un texte. Au nom de quoi ? Les défenseurs de cette censure s’écrieront que je n’ai rien compris et qu’il s’agit avant tout d’améliorer l’œuvre et complaire à tous. Bel euphémisme en effet. C’est ce qu’affirme l’auteur canadien Kevin Lambert, adepte du principe, et prétendant au Goncourt de cette année. Certains se réfèrent à Flaubert pour affirmer qu’il pratiquait ainsi. Rien de plus faux. Ce qu’il corrigeait, après de longues ratures, ne l’était que de son seul fait. Nul autre ne réfléchissait à sa place. Son éditeur n’aurait pas même osé lui suggérer de couper un passage ou de changer un terme malgré quelques fautes commises. Puis dans son « gueuloir » il déclamait son texte afin de le jauger. Gallimard, aujourd’hui, se refuse avec raison de faire appel à ces imposteurs de la langue, jobards moussant comme des savons de Marseille parfumés à la censure. Le créateur seul est à même de juger. Imagine-t-on Rabelais raboté ? Sade sabré ? Molière sectionné d’un sein que nul ne saurait voir ? Le Kama-sutra flouté ou encore Razibus, le copain négrillon de Bibi Fricotin, frictionné au détachant pour l’éclaircir ?

    En fait, l’amélioration consiste à ériger la banalité en modèle d’existence. À l’intention des prudes, chastes, bégueules et autres fossoyeurs du vocabulaire.

    Ce qui m’amène à considérer l’époque que nous vivons symptomatique de cet état d’esprit. Nous ne voulons vivre que dans l’insignifiance. Que ce soit le climat, la santé, la fortune, le travail, l’ordre, la politique et le reste, tout doit être neutre, c’est-à-dire ne pas sortir des limites d’une pensée étroite. Nous ne tolérons plus que la tepidité.

    Or, le mot juste, quel qu’il soit, vaut cent fois mieux qu’un succédané à la guimauve qui le masque. Pour un propos tout autre (une femme qui pleure son mari mais le remplace), en conclusion de son conte « La Matrone d’Éphèse », La Fontaine affirmait que… 

« … tout considéré, 

Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré. »

    Il en est ainsi de toute chose.

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